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LA PENSÉE DE MAURICE BARRÉS
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LES HOMMES ET LES IDÉES
La Pensée
de
Maurice Barrés
HENRI MASSIS
AVEC UN PORTRAIT ET L'N AUTOGRAPHE
PARIS MERGVRE DE FRANGE
XXVI, RUE DE CONDÉ, XXTI
Tous droits réservés.
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
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MAURICE BARRES
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MAURICE BARRÉS
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INTRODUCTION
LA PERSONNALITÉ DE MAURICE BARRES
L'âpre plaisir de vivre une vie dou- ble, la volupté si profonde d'associer des contraires.. L'homnae qui me plaît, je le compare à une belle troupe dra- matique où divers héros tiennent leur rôle . . .
M. BARRÉS. Un Amateur d'âmes.
La représentation que l'étranger se compose de Maurice Barrés, en regardant les affiches électorales qui apprennent son nom à la foule, est bien différente de l'attitude où il se fixe dans l'imagination des lettrés. L'habitant du quartier des Halles qui n'a pas lu ses livres et ne sait que ses démarches politiques, expliquées par les journaux et les réunions, le conçoit comme un politicien nationaliste et patriote. Pour la vie, il est, devant le peuple, le compagnon, l'ami de Paul Déroulède.
Les délicats, au contraire, veulent ignorer'son activité citoyenne, qui ne voient en Barrés qu'un artiste raffiné. Ils dédaignent les théories du polémiste; le député leur gâte l'auteur de la Mort de Venise. M. Anatole France n'a pas peu con- tribué à favoriser cette légende d'un Barrés dilettante et dandy de lettres. Il écrivit jadis :
LA PENSJ&B DE MAURICE BARRAS
« Barrés n'a point d'instincts, point de pas- sions. Il est totit intellectuel, et c'est un idéaliste pervers (i). » Aussi s'étonna-t-on que l'intrigue parlementaire attirât cet ultra-renanisle.
Mais distinguer le partisan du poète, le poli- tique de l'écrivain, c'est se tromper étrange- ment sur la signification de Maurice Barrés et méconnaître la valeur profonde d'une carrière où rien n'est gaspillé. Toutes les formes sous lesquelles il s'est manifesté sont également précieuses. Œuvre, vie, action, doivent être jugées d'un même œil. Des dons si opposés déconcertent, il est vrai, les catt^gories où nous avons accoutumé de ranger les tempéraments. Barrés n'est pas un talent spécialisé. Il ne faut pas le confondre avec la plupart des littérateurs professionnels , ceux-ci fussent-ils d'ailleurs d'excellents ouvriers littéraires. Il n'entend pas, comme tel poète, élever un temple délicat aux anciennes beautés, faire des livres surannés, dalles funéraires sans mélancolie. Il est un ama- teur de grands spectacles et ne s'intéresse qu'aux êtres vivants. Il veut vivre et se sentir vivre, et par tous les moyens il s'attache à redoubler de vie. C'est une « âme totale, agissante ». Il recher- che sans cesse le choc des événements; il est ouvert au monde qui l'enrichit. Peut-on lui reprocher son activité politique , puisqu'avec cette ressource il entretient en lui un sens si plein, si enthousiaste des choses.
(i) Anatole Fratice, la Vie littéraire, 4» série, p. 226.
LA PBNSÉB DE MAURICE BARKÈS
Une œuvre vivante est l'intégration des rësul- tats qui se dég-agent de l'action quotidienne. Celui qui n'ai^it pas ne pense pas. Toute idée qui ne naît point au contact de la vie est sans valeur. Que si — et ce fut le cas de Maurice Barrés — l'on a été éveillé à la pensée par la découverte des grandes perspectives métaphy- siques ou historiques, il faut les oublier pour appartenir tout entier à la vie et les revoir ensuite après l'avoir éprouvée (i).
Barrés ne reste jamais extérieur à la réalité ; par là il est vraiment un maître de la vie. Il de- meure curieux de « tout ce que le monde com- porte de varié, de peu semblable, de spontané dans mille directions diverses ». Ses livres sont] nourris d'expériences nombreuses, autant d'o-. ranges bien fraîches qu'il a pressées. -^
Lord Beaconsfield disait: « Nous ne pouvons apprendre les hommes par les livres et aucune description ne nous fera réellement connaître le cœur humain, pas plus qu'elle ne nous fera con- naître le travail de la nation. Il faut voir le tor- rent se précipiter et la forêt se balancer sous l'o- rage, il faut observer à l'œuvre la puissance de l'ambition et la soif de la vengeance » {Vivian Greij). M. Barrés n'a jamais écrit que de ce qu'il a vu et il a vu avec l'ivresse de voir. Comme un Stendhal, il s'est dépensé sans compter dans les aventures qu'il devait rapporter. Il poursuit tout ce qui ébranle les cordes de son imagina-
{») Voy. Rauh, C Expérience morale.
LA PENSÉE DE MAURICE BARRÉS
lion. Belle fièvre de percevoir et de peindre!
En entrant au Parlement, Barrés est allé cher- cher la vie où elle se trouve et goûter l'existence la plus ardente qu'il soit donné de vivre à nos contemporains. « Il y a là un concours de politi- ciens tel, que pour pénétrer les grandes intrigues de ce pays, nul séjour ne prévaut contre celui- là Les désirs ordinaires des hommes prennent
dans ce milieu une valeur pleine. » Aux arènes du Palais-Bourbon, comme au cirque de Séville, il y a quelques beaux animaux.
Barrés vécut à la Chambre des histoires capti- vantes. Il garda dans ses y eux des scènes inoublia- bles. Tout en se prêtant à la force qui s'exha- lait des débats — car ou découvre le secret des êtres quand on partage leurs passions — il se composa une expérience. Il enregistra ces images pittoresques et d'un beau relief : leMrs Figures^ recueil d'admirables eaux-fortes burinées dans l'airain.
C'est à une campagne électorale, où Barrés connut la joie de se sentir en contact avec l'âme populaire, « cette belle chose vigoureuse, bien vivante, substituée à ces abstractions qui l'avaient tant lassé dans l'ombre des bibliothèques », que nous devons la tendre Bérénice.
La politique est aussi pour Barrés « le plus violent des prétextes où satisfaire son activité (i) »
( i) Comme ce a méprisant Disraeli », qu'il cite avec complaisance, M. Barres possède à un dejjré supérieur le don d'uliliser la société à son profit. Après sa campagne électorale de Nancy, en 1889, il écrivait dans le Figaro : « Je goûtai dans mes adver-
LA PENSÉE DE HAUHICB BARRÉS l3
Il craint la fadeur des heures inoccupées. On sent en lui, comme un besoin d'animer toutes les minutes de son existence. Un malaise pas- sionné ag-ite son âme qui s'élance impitoyable- ment vers toutes les promesses d'émotions et d'enthousiasme. Barrés a des nerfs et le goût du risque; aussi jouit-il jusqu'à la fièvre des excitations de la vie publique. Barrés dans un meeting-, Barrés dans la rue ou à la gare de Lyon aux côtés du général Boulanger, Barrés aux audiences de Rennes cherche une dépense d'énergie, une ivresse intérieure.
Sa puissante imag-ination a besoin d'èlre déter- minée. Ce voluptueux est un volontaire qui four- nit à ses sensualités des satisfactions larg-es sur lesquelles, les crises passées, son intelligence s'at- tarde avec persistance, se maintient avec ténacité. Puis, satisfait du rajeunissement, de l'enthou- siasme fécond trouvés en quelques semaines dans le tumulte des passions populaires, il interrompt l'expérience et rentre dans son univers. Cette attitude demeure inintelligible à ses amis politi- ques, qui « ne connaissent guère cette complica- tion d'un rêveur poursuivant à travers les dra- mes publics son propre perfectionnement ».
L'intelligence de Barrés est elle-même toute tendue vers l'action. Pour lui comme pour
Eaires lénerçie de leurs insultes. Pas de milieu plus sain. Déli- cieuses bagarres de septembre cl d'octobre ! Incomparables bal- lolta^çcsl C'est là que je me pris à aimer la vie, l'instinct tout nul Commf^nt après cela aurais-je l'ingratitude de négliçer les amé- liorations réclamées par de braves gens qui, sans me connaître, n'hésitaient pas à m'aimer, et qui eux-mêmes m'améliorèrent 1 »
l4 LA PENSEE DE MAURICE BARHGS
Beyle, analyser c'est agir, c'est se façonner peu à peu en vue d'un but précis. La culture égotiste ne me semble pas autre chose qu'une préparation à la vie active. La philosophie barrè- sieune est une philosophie de l'action. Haute vue d'ensemble, utile, nécessaire, quand on se livre à une enquête minutieuse sur les êtres et les choses!
Barrés estime que ses idées ne prennent leur valeur que lorsqu'il les a réalisées en actes. Qui ne voit que son activité citoyenne est paral- lèle au développement de sa pensée et forme un commentaire pratique de son œuvre littéraire à laquelle son instinct de qualité esthétique ra- mène tout le bénéfice de sa vie ? Au vrai, Barrés n'a jamais donné au travail de lettres que les instants qu'il déroba à sa lâche politique. Les épreuves ô!Un Homme libre furent corrigées parmi les soins d'une campagne électorale.
On a souvent répété que l'ordre littéraire et poétique est supérieur comme région habituelle où réside l'esprit à l'ordre politique. « Toujours la politique, disait Goethe, absorbera le poète. Etre membre des Parlements, vivre dans des discussions, dans des excitations quotidiennes, cela ne convient pas à la nature délicate d'un poète. » Pensée devenue banale et que les faits contredisent. Des maîtres de la grande espèce, un Chateaubriand, un Lamartine, un Hugo furent des hommes dans leur siècle et insérèrent leur action dans le mouvement des choses.
LA PENSÉE DE MAURICE BARRES l5
« On discutera indéfiniment pour savoir s'iU ont joué un rôle dii^ne d'eux et utile à leur pays. Nul ne niera que leurs écrits ne soient, avec une extraordinaire puissance, intervenus dans la politique française, en pn'disposant la sensi- bilité, et surtout en donnant aux faits une cer- taine couleur qu'ils ne perdront plus (i). »
Lorsqu'il élabora la doctrine nationaliste. Barrés exprima non seulement une idée haute, mais servit le sentiment profond, les rêves et les énerj^ies de notre race. A la France qui se désaffeclionnait, il a, comme Lamartine, rap- pelé ses raisons de s'affectionner. Il formula une manière d'impérialisme français (2) qui nous restituait un idéal et une discipline selon notre génie. Emploi magnifique, qu'il proposa à son activité au début même de sa carrière d'écrivain. On lit, dans les Taches d'encre (1886), une revue que Barrés avait fondée à vinjt-lrois ans et qu'il rédigeait seul :
A nous il appartient de conserver le génie de la France de l'aider rn ses transformations, de le réali- ser selon nos appétits; et nous tiendrons toujour<« haut la claire poésie des aïeux, le scepticisme facile des penseurs et celte large bonne humeur qui sut toujours ne rien prendre au tragique et mépriser gaî ment les valets de plumes.
(t) M. Barres, cité par Jacqaet. Cf. Notre maître Maurice Bar- rèt.
(2) On n'a point saFfisaniment dit que c'est aaz doctrines de M. Barrés que M. Gabriele d'Anounzio a ennpriinté le fond et l'accent de son nalionalisme latin. Cf. Uumont-Wilden, Revue Bleae: M. Barrés et la pense* européenne.
l6 LA PENSÉE DE MAURICE BARRÈS
Et notre tâche spéciale, à nous, jeunes hommes, c'est de reprendre la terre enlevée, de reconstituer l'idéal français qui est fait tout autant du g^énie pro- testant de Strasbourg^ que de la facilité brillante de Melz. Nos pères faillirent un jour; c'est une tâche d'honneur qu'ils nous laissent. Ils ont poussé si avant le domaine de la pairie dans les domaines de l'esprit que nous pouvons, s'il le faut, nous consa- crer au seul souci de reconquérir les exilés. Il n'y faudra que quelque peu de sang- et quelque grandeur dans l'âme (i).
Trois ans plus tard (1889), Maurice Barrés se présentait aux élections lég-islalives et fut élu député de Nancy, avec un programme national. Retiré du Parlement, il dénonça les concussions panamistes. En 1892, une campagne contre les ouvriers étrangers et une seconde en faveur de la décentralisation furent organisées par ses soins. Deux ans après, il fondait la Cocarde,où furent ébauchées toulps les idées d'une régéné- ration française. « Le fédéralisme et le régiona- lisme ont reçu de lui une vive impulsion. La position du problème alsacien-lorrain tel qu'il l'a présenté s'est imposée(i). » Son ardeur entre- tient la conscience de la Lorraine et anime toute la vie de ce pays. Il est le « sauveteur d'une petite patrie ». On n'a pas oublié son attitude dans des affaires récentes. Partout et toujours, Barrés s'est fait le défenseur de la culture fran- çaise (3).
(i) Cite par R. Jacquet, p. 128, et par R. Gillouin, p. ag.
(a) René Gillouin, p. 5o.
(3) Barrés a rendu justice à ceux-là mêmes qui lui paraissent
LA PENSÉE DE MAURICE BARRES I7
A la Chambre, où il est rentré en 190^, Barrés oppose aux événements un beau caractère, plus qu'il ne les dirige. Il ennoblit les causes qu'il embrasse, s'il ne les fortifie guère. Et c'est bien qu'un Barrés soit du côté des vaincus; nous ne l'imaginons pas satisfait et comblé. Au reste, il n'a rien d'un chef de parti. En pleine foule, il demeure soHtaire. Il n'est pas de ceux qu'on peut qualifier de politiciens. Le politicien reçoit ses idées et ses passions de son groupe. Il ne pense pas par lui-même. Il a ses intérêts sur lesquels il fait souvent plier son honnêteté et toujours sa façon de voir. La tâche que Barrés poursuit au Parlement lui permet de ne rien abandonner de ses différences. Il a, par sa pré- sence, brillante les rangs nationalistes. Peut-être s'est-il parfois mécontenté soi-même. Mais il est toujours demeuré ferme dans les nécessités médiocres qu'impose la réussite. Il a prouvé sa sincérité de bel ambitieux en sacrifiant les faciles succès de lettres aux entreprises pénibles de la politique^ et ce serait vraiment manquer d'in- telligence que d'insister sur ce désir de notoriété qu'il ne cache point. Sensibilité ardente qui ne veut rien laisser sans y participer î
avoir mal servi les iatéréts français. On sait quelle position il prit dans l'afFaire Dreyfus, mais son coeur ne partage point la haine : « Eh ! je le sais bien, dit-il, qu'il faudrait incorporer dreyfusisme et anti-dreyfusisme dans un type supérieur, qu'il faudrait sauver ce qu'il y a de chevaleresque français chez le dreyfusien de bonne foi, qu'il faudrait systématiser celle double tendance et puis coordonner, s'il est possible, ces éléments d'a- bord contradictoires dans un idéal commun. » Scènes et doctri- nes da nationalisme .
l8 LA PENSÉE DE MAURICE BARRÉS
Maurice Barrés a exploité toute sa nature et réalisé pleinement la formule qu'il impliquait. Il n'a rien abandonné au hasard. Sa clairvoyance des moyens par lesquels l'on domine les esprits l'a décide à mener cette double existence dépen- sée et d'action. Il s'est composé un personnage de belle allureet qui suscite vivement notre ima- l^ination. En dépit de sa gloire d'écrivain, ne nous passionnerait-il pas uniquement par la façon particulière dont il a conçu et construit sa vie? Nous aimons Barrés pour cet orgueil et cette tlamme qui sont en lui. Il est une puissance de sentiment, un excitateur de la personnalité. Quelle légende exaltante elle offrira à nos petits- neveux, cette figure exceptionnelle dont appro- che seul un Stendhal!
C'est peut-être aux dons si complexes que suppose une telle individualité qu'on doit attri- buer la séduction que Barrés exerce sur des esprits d'origines si diverses. Il faut remonter jusqu'à Rousseau pour trouver un écrivain qui ait eu une prise aussi forte sur ses contempo- rains. Ses disciples lui viennent de toutes les régions morales et les « tenants du barrésisme » sont aujourd'hui encore de formation* très différentes.
Plus qu'aucune autre l'oeuvre de Maurice Barrés a nourri la méditation des jeunes intel- lectuels (universitaires, normaliens, étudiants). Nous vivons de la sensibilité barrésienne. - -
En 1890, au conseil supérieur de rinstruction
LA PENSÉE DE MAURICE BAHRÈS IQ
publique, M. Gréard exprima le res^ret que M. Barrés fût, avec Verlaine, l'auteur le plus lu par nos rhétoriciens et nos philosophes de Paris. Cela n'a point cessé d'être vrai. A plu- sieurs générations d'enfants de vingt ans, plon- gés dans une scolaslique qui établit entre eux je ne sais quelle triste ressemblance, M. Barrés a rendu la confiance et l'exaltation (i).
Le scepticisme avait gagné les meilleurs d'en- tre nous ; mais il n'est pas besoin de maître pour douter. Et nous allions nous cherchant une conscience, implorant un apaisement, une doctrine qui ne nous abaissât point à nos pro- pres yeux et nous rendît l'énergie de vouloir. Cette méthode libératrice, Sous l'Œil des Bar- bares, Un Homme libre nous l'offraient. Avec quelle ardeur avons-nous lu, dans nos salles d'étude, ces petits livres qui nous semblaient avoir été écrits pour nous seuls. Le jour où Barrés nous fut révélé, ce nous fut une révéla- tion sur nous-mêmes. Alors que nos professeurs ne nous entretenaient que de raison universelle, nous découvrions un écrivain qui nous parlait de notre âme. Et puis, je ne sais quelle manière d'exprimer, une certaine tournure livresque et abstraite, nous laissait deviner que l'auteur de ces ouvrages était un esprit de notre famille. C'est peut-être ce mélange pédant, auquel il ne répugnait pas alors, qui établit le pont entre
(t) CF. Lucien Corpechot, P Intransigeant, 3 avril 1908, un joli article intilulé M. Barrés chez les collégiens.
LA PENSÉK DB MAURICE BARRAS
nous et M. Barrés et lui donna nos premières sympathies. Comme nous, en effet, dans sa chambre du Quartier Latin, Barrés avait connu la séduction des systèmes et l'ivresse de la métaphysique. Il s'était nourri à force de Kant, de Fichte, de Hartmann, de Hcji^el, des « pen- sées les plus hautes et les plus désolées ». Il ne songeait guère alors à laisser en lui agir sa sensibilité, à retrouver son âme neuve. Il se surchargeait d'acquisitions intellectuelles. Sa volonté, avide de gloire, rêvait « d'égaler en génie Bouteiller». Cependant, son jeune instinct se rebellait, qui désirait le grand air et des horizons libres. Une évolution se précisait en sens contraire. Mais, de ces premières fréquen- tations. Barrés garda longtemps ce style philo- sophique et chargé de formules, qui nous le rendait familier. Nous devions tous l'adopter et l'aimer comme l'un des nôtres qui faisait l'école buissonnière et nous ouvrait une fenêtre sur la vie.
Nous sommes reconnaissants à Barrés de nous avoir révélé des sentiments dont nous ne prenions à nous seuls qu'une conscience impar- faite. A travers ses livres, tout secoués de nos inquiétudes, notre propre coeur a cherché à se connaître . Sa sensibilité ne sonnait-elle pas d'accord avec nos cris les plus sincères ? A toutes nos aspirations confuses, il a donné une forme vive et pleine. Il a prêté sa voix grave à notre mélancolie; il a reflété, en la nuançant de
LA P£NSEE DE MAURICE BARRES
sa flne ironie, notre misère fiévreuse. Pour lui appliquer une de ses phrases, Barrés « a pris une conscience nette de ces mêmes ardeurs que nous ressentons et les a congelées dans des paroles harmonieuses ».
Son œuvre résume dans son aventure exces- sive la destinée plus obscure de beaucoup d'autres âmes. Par l'influence si profonde, si nombreuse qu'elle n'a cessé d'exercer, elle est un document unique pour servir à l'histoire de la sensibilité française pendant ces vingt der- nières années.
En 1896, le pauvre Jean de Tinan rendit à Maurice Barrés l'hommage de sa génération. Il écrivit : « Les jeunes gens sur lesquels M. Barrés a agi n'ont pas parlé de lui encore. Il a été mieux que le lettré, l'idéologue, l'écrivain que l'on a discuté, il y a une demi-douzaine d'années, — il a été notre éducateur, il a été noire professeur d'énerffie... ensuilenous avons fait de celte éner- gie ce que nous avons pu — ou nous en ferons ce que nous pourrons... Mais il a su être notre maître sans rien nous prendre de notre initiative, — et nous ne lui en aurons jamais assez de reconnaissance » (i). — Belles paroles de disci- ple ! Mais quoi de plus propre à émouvoir que cette anecdote qu'il me plaît de reproduire ici. « Un journal s'occupait de faire élire, par des littérateurs, le plus digne d'entre eux. Dans son lit de moribond, exactement la veille de son
(1) Pense»-ta réussir I p. 45. Cité par Jacquet, pp. 3-4.
LA PENSÉE DE MAURICE BARRÉS
agonie, Jean de Tinan demanda une plume et traça sur son bulletin de vote le nom de Maurice Barrés (i). »
Plusieurs de ces jeunes gens, qui doivent à Barrés le meilleur d'eux-mêmes, ont tracé de leur maître des images nobles et sincères.
Voici un nouvel essai qui ne veut être qu'une manière de guide du barrésisme. Il est dan- gereux de réduire à une abstraite unité les vivantes démarches d'un tel esprit. Délibérément, nous avons laissé de côté quelques-uns de ses aspects les plus curieux. Nous savons l'insuffi- sance de cette glose, et nous nous en réjouissons. Maurice Barrés n'est pas de ceux que l'on épuise. On le découvre sans cesse. Aussi pas plus que nous, ce commentaire à fleur de texte ne satisfera ceux à qui son œuvre est familière.
Il y a, pour toute doctrine, un point de vue d'où on la saisit comme vraie et comme com- plète. En interrogeant les livres de Barrés, nous allons essayer de faire apercevoir au lecteur en quel sens il a raison. Pour ce qui est de mon- trer en quel sens il a tort, nous laisserons ce soin à de plus habiles etil n'en manquera point. Nous pensons, avec Gœtlie, que « toute œuvre qui a un caractère de grandeur nous forme, dès que nous savons voir en elle ce qui est grand ».
(i) Cf. Jacquet, op. cit.
LA PENSÉE DE BIAURICE BARRES 23
Maurice Barrés est le romancier d'un seul personnage, le sien. Son œuvre est une longue analyse du moi indéfiniment reprise et creusée, devenue presque instinctive. Il ne s'occupe que d'exprimer et de livrer son âme. Cet analyste est bien de la famille sentimentale des mystiques, de ces solitaires de Port-Royal, de qui la piété se complaisait à se décrire. Comme eux, il n'é- prouve de satisfaction qu'à reproduire son monde intérieur. Ses livres, perpétuelles confessions qu'il orne de ses rêves, composent la collection des résultais de son existence ; ils marquent les divers instants d'une conscience qui se forme. Nous pouvons les interroger comme l'histoire de son propre développement.
Etre de sentiment et d'imagination, doué d'une sensibilité presque maladive, toujours en quête d'enthousiasme et replié orgueilleusement sur soi ; — possédant une volonté ardente et désabusée, une force d'émotion rare, et avec cela, l'esprit naturellement froid et détaché ; au fond sceptique, épris d'argumentation et d'à-
24 LA PENSÉE DE MAURICE BARHès
nalyse, — lel nous apparaît Maurice Barrés à travers son œuvre.
Entre celte intelligence trop lucide et ce tempérament passionné, un conflit s'éleva qui ne devait s'apaiser que le jour où sa pensée découvrit et accepta ses propres limites.
Parti de l'égotisme systématique, Barrés tra- versa, dès Tabord, une longue crise d'anarchie intérieure. Avec une clairvoyance vile alarmée, il s'appliqua à échapper au nihilisme stérile qui le guettait. Tout son désir se tendit à inventer la destination de sa carrière, à donner un fon- dement réel à son activité. Il chercha une raison de vivre et une discipline. Après d'inquiètes démarches, de pénibles alternatives, il trouva dans son cœur, averti par certains sentiments de vénération, une certitude féconde que la logique et les systèmes avaient été impuissants à lui fournir. Il reconnut d'une manière sensi- ble que le moi individuel est supporté et nourri par la société qui le précède. Barrés reprit alors le chemin des ancêtres et nous y montra notre véritable grandeur, qui est d'accepler les lois de la vie. Ainsi l'analyste subtil et épris de dialec- tique est devenu l'un des plus fervents défen- seurs de la tradition . Cette attitude sincère fut généralement mal interprétée et suscita chez quelques-uns de ses premiers disciples une irritation qui dure encore. Elle lui valut, en
LA PENSÉE DE MAURICE BARRÉS 25
revanche, la sympathie d'esprits que son indivi- dualisme avait scandalisés. Mais peu nombreux furent ceux qui comprirent et aimèrent la belle unité de cette œuvre.
C'est la continuité profonde du développe- ment de Maurice Barrés que nous voudrions faire ressortir ici, tout en suivant la courbe de ses agitations. M. Barrés « n'est pas allé sur la vérité comme la flèche sur la cible. Toute pen- sée procède par étapes ». Il y eut d'inévitables erreurs. Mais son douloureux apprentissage, ses fausses méthodes, loin de nous scandaliser, peuvent nous édifier. Elles nous révèlent la qua- lité d'une âme qui ne simule jamais rien.
On a dit que le psychologue devrait se faire le disciple de l'homme qui connaît la vie et formule à l'occasion de chaque expérience les hypothèses qu'elle lui suggère. De quel prix ne seront pas pour nous les révélations de cet esprit mobile et lucide qui a expérimenté en lui toutes les idées qu'il exprime et a vécu son éthi- que avant de la préciser? Enfin, de ce qu'il a souffert plus que tout autre de l'angoisse fami- lière à tant de jeunes gens de notre époque, « le remède qu'il nous proposera pour la vaincre ou du moins pour l'atténuer emprunte une autorité singulière (i) ».
(i) Gillouin, Maurice Barrés.
26 LA PENSEE DE MAUHICE BARRES
CHAPITRE PREMIER
LE DÉPART POUR LA VIE
Mon développement fut pour moi une affaire sérieuse.
GŒTHE (Conversations avec Eckermann).
C'est de sa dix-huitième année que Maurice Barrés date sa naissance (i). Burdeau venait de lui découvrir « les horizons imprévus et mou- vants de la métaphysique. Son ami Stanislas de Guaita lui avait révélé Baudelaire, Gautier, Flaubert. Les grands lyriques pénétrèrent son âme avide et comprimée et éveillèrent en lui une sensibilité qu'il ne se connaissait point. Il se gorgeait des plus audacieux paradoxes de la pensée humaine. De tous les systèmes, il faisait de « la substance sentimentale ». Belles ivresses de l'adolescence ! Mais, devanl la mul- tiplicité, la splendeur et la contradiction des philosophies, il se sentit troublé et déçu. Et c'est à un fier sentiment de soi que 1' « héritier de toutes ces cultures » dut de ne point s'aban- donner au scepticisme qui le sollicitait.
Les maîtres étafit impuissants à conseiller sa
(i) Stanislas de Guaita, p. 8.
LA PSNSiE DE MAURICE BARRis 27
vie, il se décida à penser par lui-même, à cher- cher en soi la loi de son être. Il chassa, avec quelle violence, ces Barbares « par qui plus d'un jeune homme influencé faillit à sa destinée ». « Les Barbares, s'écrie-t-il, c'est tout ce qui n'est pas moi... Le moi, voilà la seule réalité. C'est moi qui crée l'univers. » Que voulait-il dire ? — Il faut affirmer son individualité, dégager son propre instinct, garder son âme intacte, ne point subir. Cultiver son moi, c'est se bien con- naître, pour s'approfondir dans le sens de sa destinée : telle apparaît l'éthique barrésienne. Mais dans son impatience d'échapper à toutes les solutions, de posséder une vision person- nelle du monde, il emprunta sa première règle à ses poètes, à ses philosophes. C'est de Fichtc, si ce n'est de Humboldt, qu'il reçut cet apho- risme : a L'homme doit vivre pour lui-même, c'est-à-dire pour le développement le plus complet de ses facultés. » Et Baudelaire ne lui disait-il point « qu'il faut être un grand homme et un saint pour soi-même (i) ». Son esprit demeurait en la puissance des livres.
Averti par sa propre ironie, Barrés entendit devenir vraiment un homme libre. « Considé-
(i) Baudelaire, Mon cœar mis à nu.
28 LA PENSéE DE MAURICE BAHRÈg
rant son intérieur, comme Descartes, il tâcha de se rendre peu à peu plus familier à lui-même. » Mécaniquement, il démontait les rouages de ses émotions pour les décrire avec une préci- sion attristante. Créer son moi chaque jour, se donner des sensations rapides et choisies, voilà l'idéal qu'il se proposait. C'est alors qu'il for- mula les deux fameux axiomes du Culte du moi :
1^" principe. Nous ne sommes jamais si heureux que dans l'exaltation.
2^ principe. Ce qui aug-mente heaucoup le plaisir de l'exaltatioD, c'est de l'analyser.
Conséquence. II faut sentir le plus possible, en analysant le plus possible (i).
Au fond de son fauteuil d'analyste, il s'exci- tait à parvenir délibérément à l'enthousiasme, à trouver la frénésie journalière. « Tel le jeu fébrile d'un pauvre enfant qui, par un jour de pluie, assis dans un coin de la chambre, exa- mine son jouet au risque de le casser. » Il entou- rait de soins la culture de sa bohème morale et se délectait amèrement dans le spectacle de sa propre impuissance : « Je m'abandonne avec jouissance à la plus stérile mélancolie... Tout mépriser, tout désirer. Le bâillement uni-
(i) Un Homme libre.
LA PENSEE DE MAURICE BARRES 2Q
versel, l'à-quoi bon, qui fait le dernier mot de nos activités. » Désirs sans but, échec perpétuel au principe et au ressort de toute action I « Je suis las, las avant l'effort, dit-il. Ah ! qui fera que je veuille ! »
Tous ses efforts ouvraient des blessures nou- velles dans son cœur.
Pour jonir, tu t'es détruit.
SÉNAKCOCH.
Trop acharné à vérifier de quoi étaient faites ses ardeurs. Barrés sentit bientôt « l'amertume et le dégoût qui accompagnent nécessairement l'allention qu'on porte sur soi-même (i) ». La sécheresse, « cette reine écrasante qui s'assied sur le cœur des fanatiques qui ont abusé de la vie intérieure », possédait son âme. « On vous croit clairvoyant et glacé, lui dit son amie, mais vous êtes tout à fait misérable. » Il eut conscience de son anarchie morale et redouta les lares qu'elle laisse inévitablement. Après s'être livré à l'analyse et avoir sollicité l'émo- tion, il s'aperçut que la sensibilité se tue qui ne s'exerce que sur elle-même ; il vit que tous les
(i) Pascal.
30 LA PXNS^B DE MAURICE BARRES
analystes deviennent, en quelque mesure, des cabotins de névrose. Enfin, la monotone soli- tude de ses méditations lui faisait horreur ; l'intellectualisme était arrivé à le lasser : « Je voudrais pleurer, être bercé, dit-il... Toujours les choses d'intelliçence ; je les comprends, je n'en suis pas bouleversé. Ah I des choses qui puissent changer les âmes (i). » Plaintes dou- loureuses qui rappellent la prière de l'adoles- cent trop critique que fut le jeune Renan : « Mes propres sentiments deviennent pour moi un curieux sujet d'expérimentation. Ah ! plût à Dieu que je fusse délivré un jour, une heure, de moi-même et que je sentisse avec la naïveté d'un enfant (2) ! » Maurice Barrés connut aussi cette détresse. Dans son désarroi, il désira de s'appuyer, de s'attacher à quelque chose qui lui fût plus cher que lui-même. Son être dispersé, sa souffrance émietlée, il voulut les resserrer en (( une consolante unité (3) ».
L'amour seul peut réunir et relier de la
(i) L'Ennemi des lois.
(2) Ernest Renan, Patrice.
(3) M. Barrés dit quelque part: « Je me suis libéré de moi- m^me parmi ks ivresses confuses de Fichie. » 11 a lu, en effet, la Méthode pour arriver àla vie bienhearease. C'est là qu'il trou- va cet aphorisme : « Le bonheur, c'est le repos et la concentra- tion dans l'unité. Le malheur, c'est la diffusion dans la variété et dans la diversité. » Voy. : Jardin de Bérénice, p. 96 . « J'as- pire à me reposer de moi-même dans une abondante unité. »
LA PENSÉE DE HAURICB BARRAS
manière la plus inlime le moi divisé qui, sans son aide, se contemple péniblement et sans pro- fit( i). Aussi Barrés rechercha-t-il avec une ardeur inquiète l'homme, l'idée qui pilt fournir à son imagination et à son cœur, le modèle, l'impul- sion, l'image exaltante, et lui rendre la force et la fécondité spirituelles dont il avait besoin : « 0 maître, où es-tu que je voudrais aimer, servir, en qui je me remets. ...Toi seul, ô mon maître, m'ayant fortifié dans cette agitation souvent douloureuse d'oij je l'implore, tu sauras m'en entretenir le bienfait et je te supplie que, par une suprême tutelle, tu me choisisses le sentier où s'accomplira ma destinée...
« Toi seul,ô maître, si lu existes quelque part. Axiome, relii^ion, ou prince' des hommes? »
Aimer, avoir quelque chose où se prendre, un motif de vouloir et d'agir, voilà l'appel pal- pitant de la pensée de Barrés. C'est le vœu de tous ceux qui, enthousiastes et trop clairvoyants, restent découragés devant la vie.
Oppressé de son inaction et décidé à sortir de celte angoisse où il se stérilisait. Barrés enten- dit les paroles de Faust : « Cesse donc de te jouer de cette tristesse qui, comme un vautour,
(i) Fichte, 00. cit.
32 LA PENSÉS DE HAURICB BAnRÈS
dévore ta vie. En si mciuvaise compagnie que tu sois, lu pourras sentir que tu es homme avec les hommes. »
Une sorte de fièvre le releva. Il aspira à l'hé- roïsme pour s'affirmer sa volonté. On le vit s'engager dans l'aventure du général Boulanger, sans passion déterminée, pour le plaisir de « se mêler à un sentiment collectif et de respirer au centre de l'énergie nationale ». A ce nerveux Imaginatif, il faut toujours un enthousiasme sous la main. A la vie publique, il demanda ce que la vie intérieure n'avait pu lui fournir : des émotions toujours renouvelées, des sentiments âpres et violents. Ce fut une belle période d'al- légresse vitale. Mais, comme Chateaubriand, il ne sutpasdissiper dans l'action ses humeurs magni- fiques et chagrines.
« Peut-être en lui la vie est-elle si intense et dans toutes les directions qu'il n'arrive pas à se faire une représentation très nette des objets sur lesquels il dirige ses sentiments. Capa- ble d'atteindre quelques jours des états élevés, car il a 'l'essentiel, c'est-à-dire l'élan, mais affamé, tour à lour, de popularité, de beauté sensuelle, de mélancolie poétique, il ne vérifie pas les prétextes où il satisfait son soudain désir et, bientôt dissipée sa puissance d'illusion, il se
LA PENSER DK MAURICE BARRES 33
détourne de son caprice pour s'enivrer d'une force sur lui plus puissante encore que toute autre, pour s'enivrer de désillusion (i). »
Intention d'être heureux (2), suivie d'inévi- tables désenchantements, avec des susceptibili- tés très fines, une rare faculté de déchirement intérieur, accablé et épris de son mal, voilà pour le naturel.
La vie de Barrés me semble un long et vail- lant effort pour s'arracher à la tristesse qui, comme un anneau de fer, entoure son cœur. Sa nature pénible le fit se mêler, par saccades, à l'agitation politique (3). Nous le vîmes poursuivre mille objets qu'il semblait né pour mépriser tou- jours; mais quelque soin qu'il prenne à se dissi- muler son ennui, il en garde comme un fonds de fièvre mal éteinte. Et ce sont d'incessantes alternatives de langueur et d'exaltation, élan passionné, recul amer, plainte inépuisable et lourde, vains gémissements qui retentissent à travers son œuvre ainsi qu'une musique acca- blante et oppressée.
A Venise, l'âme et le corps penchés sur le miroir humide des lagunes, il vit son visage
(i) L'Appel au soldat, p. 484- (a) L'expression est de Newman. (3) Cf. l'introductiou.
34 LA PENSIVE DE MAURICE BARRAS
ardent et déçu, il vit la tristesse immobile qu'il porte au centre de son cœur. Sur le reflet des eaux inanimées, ses yeux contemplèrent le ciel éteint de ses désirs. C'était sa propre fièvre qui montait, le soir, des canaux de la ville alanguie; et, dans la sombre fête des nuits, chanteuse plaintive et dolente, elle lui renvoyait sadétresse enivrée.
L'accent de Barrés cache une souffrance qui se sait inapaisable. Son ardeur même le secoue comme un sanglot. On sent, dans ses livres char- gés de mélancolie, une pénible anxiété de l'acti- vité prochaine (i), l'éternel que ferai-je? demain de celui qui va à l'aventure, averti que rien ne le satisfera — misère qu'il cache sous une hau- taine apparence de solitude morale.
Comme ce Wagner, à qui il voue un culte exalté, Barrés exprime la vie dans ce qu'elle a de nerveux et d'appauvri, dans son aspiration au repos. L'ennui perle à la racine de toutes ses idées. Ses conceptions sont empreintes d'une manière de lassitude délicate et semblent voilées d'un rideau de pluie obscure. C'est vraiment une âme douloureuse.
(i) 0 J'ai un sentiment d'inutilité, aucun re.NSort. Je crains demain ; saurai-je le vivifler ? L'étiergie fuit de moi comme trois gouttes d'essence sur la main. » Un Homme libre, p. 52.
LA PENSES DE HAURICK BAIVRES
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« Certains esprits, dans leurs ag-itations, dit- il, semblent tenir perpétuellement sous leurs yeux une larçe dalle de cuivre que j'ai foulée dans la cathédrale de Tolède et qui porte cette seule inscription : « Hic jacet piilvis cinis, et nihil. Ci-gît poussière, cendre et rien. » Elle fit battre mon cœur plus qu'aucune phrase des poètes. Le temple, et par la voix du mort qui n'avait plus d'intérêt à mentir, avouait donc la grande vérité secrète et la gravait sur une dalle pour que tout le monde, dernier raffinement, marchât dessus (i) ! » — Maurice Barrés a laissé le nihilisme descendre au fond de lui-même ; c'est un des ferments les plus actifs de sa rêve- rie. A la suite de Hartmann, de Schopenhauer, il a dit tout ce que l'humaine existence contient de terreur et de fatalité. Enivré de cette afflic- tion que mettent dans nos cœurs impuissants à s'évader d'eux-mêmes les sons discordants et jamais résolus de laréalilé et de l'idéal, il y ajoute encore pour en jouir plus pleinement. Ivresse de se déchirer sur ses pensées, de se faire mal contre les lames du désir! Invincible désabusement, rançon d'une âme exquise et délicate!
Si Barrés goûte les souffrances — sa façon
(i) Un Amateur d'âmes, p, 78.
36 LA. PENSÉE DE MAURICE DARRÈS
de les savourer atteint la qualité voluptueuse — il n'en prend pas de découragement. 11 garde de la sérénité dans la douleur; et nous aimons le pli lassé de sa bouche qui se détend dans un sourire. « Par elle-même la vie n'a pas de sens, » dit-il; mais il en accepte l'usage et le poursuit. Il se résigne à orner de son mieux son ingué- rissable misère : « Se soumettre à toutes les illu- sions et les connaître très nettement comme illu- soires, voilà notre rôle. Toujours désirer et sa- voir que notre désir que tout nourrit ne s'apaise de rien ! Ne vouloir que des possessions éternel- les et nous comprendre comme une série d'états successifs ! De quelque point qu'on les consi- dère, l'univers et notre existence sont des tumultes insensés... Philippe, il faut pourtant nous en accommoder (i). » Conclusion admirable de ses précieuses détresses. Avec le Prométhée de Gœthe, Barrés s'écrie, déçu, mais confiant : « Dois-je haïr la vie et le fuir parce que les fleurs de mes rêves n'ont pas toutes donné (2)? »
{i) Les Amiliés françaises^ p. 261. (a) Gœthe, Prométhée.
LA PENSÉE DE MAURICE BARRES S"]
CHAPITRE II l'acceptation
La tendance à s'individuer est partout combattue par la tendance à subsister.
BERGSON.
Maurice Barrés appartient à la race des Goethe, des Sainte-Beuve, des George Sand , de ces artistes « qui peuvent bien traverser la maladie, mais qu'une invincible force intérieure prédestine à durer (i) m.II guérit de ses mains les blessures qu'il se fit. Tout son effort se tendit à trouver une conception stable de la vie, à posséder une croyance, c'est-à-dire « une santé morale ». Quelle règle pouvait satisfaire l'ensemble de ses instincts et concilier ses inquiétantes antino- mies ? Aucun des systèmes sociaux qu'il avait étudiés (Lassalle, Marx, Fourier, Saint-Simon) (2) ne lui offrait sa patrie morale. De méprise en méprise, il aspira à se placer dans les condi- tions toujours nouvelles d'une activité créatrice, à se libérer de soi-même.
Notre conscience, en tant qu'elle a des prin-
(i| P. Bourget, Eludes et porlraiU, t. Ui, p. 944. (a) L'Ennemi des Lois.
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cipes solides et des volontés précises, est en accord avec d'autres consciences fixées par des besoins, des intérêts semblables (r). La force qui pousse l'individu à se réaliser l'oblige à sor- tir de ses étroites limites. Barrés éprouva le néant du moi jusqu'à prendre le sens social (2). « Si je suis passé de la rêverie sur le moi au goût de la psychologie sociale, dit-il, c'est par les voyages, par la poésie de l'histoire, mais c'est surtout par la nécessité de me soustraire au vague mortel et décidément insoutenable de la contemplation nihiliste, » Enfin, ayant évoqué le souvenir de sa terre natale, il s'avisa que c'est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d'âme originelle, que nous désirons voulons, agissons (3). « Notre âme, dit-il, est fafte des âmes additionnées de nos ancêtres ; leurs concepts fondamentaux forment les assi-